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fleche ... Tenter de comprendre la complexité du monde
Quel projet de société peuvent investir nos initiatives ? Certains intervenants sur le site de LaPlateforme disent éprouver le besoin de disposer d’un cadre d’analyse global pour comprendre le monde. D’autres cherchent comment positionner leurs projets, leurs envies, dans un monde qui se complexifie... Voici quelques pistes de réflexion...
mis en ligne le 21 juillet 2007.
 

 

Dans Lieux d’Histoire , Christian Grataloup, géographe, essaie d’expliquer les faits historiques des sociétés en tenant compte de leurs rapports à l’espace. Il tente de faire une « modélisation » des processus géo-historiques. Ce qu’il nous dit : l’histoire est influencée par l’espace, les configurations géographiques sont des facteurs de changement ou de permanences. Les civilisations n’ont jamais été des îles isolées, leur position relative contribue à leur évolution.

La rencontre avec cet enseignant-chercheur est l’une de celles qui a marqué mon cursus universitaire. J’ai plaisir à vous inviter à découvrir ici quelques bribes de sa pensée...

Car celle-ci dépasse le seul cadre de la géographie. Elle interroge notre manière de penser, d’analyser, d’expliquer le monde. Il est un peu philosophe, Mr Grataloup, comme beaucoup de géographes. Il tente d’apporter ainsi quelques éléments de réponse à la question :

COMMENT ABORDER LA COMPLEXITE DU MONDE ?

Pour lui, essayer de comprendre le monde, c’est à la fois trouver ce qui dépasse les particularités (on crée alors des modèles d’interprétation) mais c’est aussi interroger la singularité des hommes et des lieux. Parce que sans l’acceptation de ces singularités-là, il n’y guère de place pour la responsabilisation et la liberté de chacun dans une société...

Ainsi, si nous sommes tous confrontés à des processus historiques que l’on peut schématiser, il ne faudrait pas pour autant se déresponsabiliser. La liberté s’appuie avant tout sur la nécessité qui la contraint.

Les grilles d’analyse peuvent donc nous aider à comprendre le monde, mais il ne faut pas se laisser enfermer par elles, les laisser « réduire » les hommes et les lieux. Au contraire, il faut les prendre comme une occasion de « souligner la complexité du monde ».

C. Grataloup nous invite à aller explorer les « entre-deux » pour trouver nos lieux de liberté...

Extraits de ses conclusions :

« Comme toujours, c’est par le va-et-vient entre le plus général et le plus spécifique que l’on peut espérer quelque peu avancer. Mais, s’il fallait tirer une leçon de cette démarche, ce serait de devoir mettre l’accent sur l’entre-deux, sur ce qui ne relève ni des modèles généraux (...), ni des cas particuliers (...). Là où les outils sont trop peu nombreux, là où l’effort doit porter, c’est dans le médian du champ théorique, entre les concepts généraux et les explications particulières. Il y a en effet, en géographie comme dans d’autres sciences de la société, un déficit du niveau de l’idéal-type wébérien. Ce n’est pas aux extrémités du parcours intellectuel que se réalise, à proprement parler, le va-et-vient, mais dans l’intermédiaire : là prend corps le général, là devient lisible le spécifique. (...)

Toute recherche de causalité dans les sociétés se heurte inévitablement au fait que les hommes y sont à la fois sujets et objets, analysants et analysés. Toute construction explicative est vite douloureuse, car ressentie comme une mise en cause de la spécificité de chaque individu et de sa liberté même. Il ne faudrait pas beaucoup pousser les modèles échafaudés ici pour construire une Histoire mécanique du Monde ou, tout du moins, de l’espace des hommes. La singularité disparaît alors dans la banalité.

Il est pourtant évident que chaque société par tous ses aspects, géographiques entre autres, ne ressemble à aucune autre. Mais on peut également soutenir que toutes ont aussi quelques caractères communs, qui font que chacune est une société. Nul doute qu’une ville, par exemple, en un lieu et un moment précis, soit radicalement unique. Pourtant, nous pouvons l’appeler « ville » et par là même, lui reconnaître un certain nombre de traits que possèdent, peu ou prou, toutes les villes de l’Histoire. C’est à la fois trahir la complexité de cet être social unique, la banaliser, et se donner la possibilité de la penser. C’est, au-delà, se permettre de l’expliquer. (...)

Si toute organisation urbaine est originale, elle est, tout autant, banale. Et l’un des aspects ne peut se comprendre sans l’autre. C’est de la confrontation du plus grand nombre possible de cas particuliers que l’on peut dégager leur plus petit dénominateur commun. Réciproquement, seule la mise en évidence de ce chaque individu a de commun avec d’autres permet de mettre en lumière par contraste ce qu’il a d’unique. Et cette démarche nécessite beaucoup de niveaux dans l’échelle d’analyse. (...) La seule façon de mettre en valeur le spécifique, c’est de traquer le plus possible le général. Toute explication est réductrice, c’est même une trahison consciente de la réalité, mais c’est le seul moyen de souligner la complexité du monde. (...)

Il ne faudrait pas, en effet, prendre l’ombre pour la proie, le modèle pour le réel. Les combinaisons construites ne prétendent nullement dire les faits, mais seulement en proposer une interprétation. (...) L’intérêt du mot « modèle » est de rappeler constamment qu’il s’agit d’une construction intellectuelle. (...)

Propos triviaux, en particulier lorsqu’il s’agit de modéliser et comparer des structures sociales, spatiales en l’occurrence. La question est cependant plus sensible encore car nous nous sommes confrontés à des processus, à l’Histoire. Toute construction explicative risque alors d’apparaître comme une négation de la liberté humaine. La responsabilité des hommes ne peut exister derrière des grilles d’analyse. Poussée à bout, cette réaction mène à rejeter toute tentative d’explication des faits sociaux, toute scientificité possible. Plus fréquemment, cette attitude s’exprimer partiellement, en entourant de méfiance l’idée de science (le terme de « discipline lui étant préféré), en n’acceptant de démarche explicative que fragmentaire, en privilégiant une compréhension plus intuitive. La description prend alors le pas sur la construction de systèmes de causalités. Cette méfiance systématique est saine ; elle représente un contrepoids nécessaire à l’effort théorique, elle permet de discerner les « résidus » qui , contredisant les modèles, les frappent d’obsolescence et permettent d’aller plus loin. Mais cela suppose que les deux attitudes soient présentes simultanément.

Il est effectivement vrai que les démarches causales, même sophistiquées, même celles qui intègrent la complexité, la contradiction, l’aléa, même les modèles du chaos si prisés aujourd’hui en sciences humaines, restent toujours sous le signe de la nécessité. Cependant, la situation, me semble-t-il, paraît équivalente à celle du couple singularité/banalité. De même que l’individualité ne peut avoir d’autres faire-valoir que la généralisation, la liberté ne peut être vraiment mieux respectée que par l’effort de mise en évidence des champs de contraintes qui la bornent, la réduisent parfois à presque rien, mais ne la font jamais disparaître complètement. Tenter de comprendre le monde en termes de nécessité, c’est justement être persuadé de la force de la liberté, donc, de la responsabilité.

Ainsi, l’espérons-nous, éclaire-t-on les possibilité de jeu, là où les contraintes naturelles et sociales permettent l’exercice de la liberté humaine. Les sociologues, par le couple conceptuel société holistique/société individualiste, ont permis de mieux saisir les niveaux sociaux d’exercice de la responsabilité, groupes ou personnes. De même, la géographie peut mettre en valeur les lieux de liberté. C’est la trame commune à toute la fin de l’ouvrage, cette opposition empire/polycentrisme. Comme la démocratie, qui, par l’acceptation de la contradiction, autorise le réajustement constant des pouvoirs et le respect de l’altérité, le polycentrisme multiplie l’autonomie des niveaux de l’échelle géographique et la fluidité des configurations. Par là même, la dynamique sociale y est beaucoup plus vive et plus polyphonique. Certains lieux sont plus historiques que d’autres. Il est une géographie de la liberté. »

Christian GRATALOUP Lieux d’Histoire, essai de géohistoire systématique Ed° Reclus-La Documentation Française, Collection Espaces modes d’emploi, 1996, 200 pages.



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